Notre espèce est celle de la trace. Nous laissons depuis nos origines des empreintes de notre passage. Infimes tentatives de dessiner une mémoire que les quatre Éléments s'évertuent à effacer. Ainsi avons-nous caché nos empreintes dans l'obscurité des mondes souterrains, appuyé nos traces jusqu'à les graver dans la rudesse de la roche et lentement élaboré la cognition de nos signes pour qu'ils traversent les générations et racontent notre aventure. Ainsi naquit l'écriture, de notre désir intuitif de survivance. Les supports se succédèrent : tablettes, rouleaux, codex, livres brochés ou reliés, e.book. Et les matières avec eux : argile, papyrus, soie, chanvre, parchemin de chiffons puis de bois, pâte à papier, fichier numérique.

 

 

Depuis que le livre est papier, le Feu lui livre une guerre sans merci. Avec le développement de l'imprimerie, de sanctuaires mémoriels les livres sont devenus objets de consommation. Soumis à la vindicte du jeunisme et du renouvellement perpétuel, menacés le grand remplacement numérique, ils subissent un féroce processus d'abandon... Vénérés tout autant que délaissés, ils sont produits et détruits en grande quantité par l'industrie de l'édition. 142 millions d'ouvrages neufs ont fini au pilon en France en 2016. Ce nombre n'inclue pas les désherbages de bibliothèques. Cependant, l'idée de leur destruction nous est insupportable. Notre rapport aux livres est de l'ordre du sacré, sans doute parce qu'ils nous ressemblent. Ils contiennent la mémoire de nos erreurs et de nos conquêtes, et les analyses nécessaires pour repenser notre relation au système Terre et à nous mêmes...

 

 

Je pratique le «faire» depuis l'enfance. Un cheminement manuel qui m'a progressivement préparée à l'acte créatif et transgressif que je pratique aujourd'hui : l'embaumement des livres abandonnés. Oints de verre liquide, poudrés de silice, fardés d'oxydes naturels, lentement, je les apprête. Un rituel funéraire qui commence par la lecture d'une page de chaque ouvrage, la pose des onguents et qui se poursuit par sa crémation, le parement éventuel d'or ou de cuivre et son scellement dans un cadre. Faire passer l'épreuve du feu à des ouvrages abandonnés était une gageure symbolique ! C'était sans compter sur son impertinence ! Car le fruit de l'accouplement improbable de ces ennemis ancestraux ressemble étrangement à de l'écorce. Est-ce l'expression de leur désir profond de retourner à la forêt originelle, le paradis perdu ? Mon travail prend la forme d'une archéologie du futur, qui soulève autant la question de l'illusion des choses que celle de notre consommation effrénée... De la consommation à la consumation, il n'y avait qu'un pas... Un petit tour de magie qui a engagé le feu à offrir aux livres ce que, par ailleurs, il vole aux arbres : l'apaisement de la forêt.

 

 

Mathilde Poulanges

 

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